lundi 28 juillet 2008

"Douleur Muette"

"Pourquoi m’écoutez-vous, soir après soir ? Est-ce parce que je vous fais miroiter du malheur, parce que je vous promets un suicide clé en main ? Vous m’écoutez parler de Reeves C. comme un aliéniste un peu voyeur regarderait l’accouplement d’un fou avec son fantôme. Prenez-vous des notes ? Consignez-vous des remarques sur le phénomène du double ?

Je vous pose toutes ces questions inutiles en sachant que vous n’y répondrez pas. Je vous surnomme, à part moi, « Douleur muette ». J’ai su, au premier regard, ce que vous cherchiez : une douleur qui parle. Vous ne demandez qu’à emplir votre silence de paroles balafrées, de confidences suintantes, et cependant, vous n’appartenez pas à la race des guérisseurs, vous êtes une arnaqueuse des âmes. Vous volez et vous faites croire qu’on vous vole. Vous menez le jeu et vous vous imaginez la victime d’une manipulation. Vous voulez communier dans l’horreur, mais vous ne soupçonnez pas votre capacité de résistance au désastre : c’est en parlant qu’on se laisse entraîner vers l’irrémédiable, c’est en parlant qu’on se fracasse contre son propre vide, vous, « Douleur muette », vous ne serez jamais brisée en morceaux, le silence porte votre corps tout au long de la chute et, après avoir goûté au vertige des sentiments, c’est sur un lit de sagesse que vous reposez.

Je suis venu vous offrir d’espionner mon théâtre ; vous ne manifestez aucun étonnement. Vous ne me demandez même pas par quel hasard vous avez été désignée pour assister à mes noces avec le suicidé. Soir après soir, je vous appelle à des heures de plus en plus tardives, je sonne chez vous comme un vampire en rut, mais c’est mon sang que je déverse et je ne sais pas pourquoi vous vous obstinez à recueillir mes saignées quotidiennes.

Pour l’instant, vous m’êtes nécessaire, j’ai besoin de mettre de l’ordre dans mon bazar d’angoisses. Je me suis engagé à fournir une cargaison de délires. Je vous ai promis un spectacle, vous l’aurez."

Linda Lê, Les Evangiles du crime

samedi 12 juillet 2008

Ethernelles

Précipités d’éther.

Précipités d’éther quand j’arrachai mes doigts à l’ombre de ta main - puisque tu n’étais qu’ombre, j’aurais dû te
Hurler –

Et déjà les palais se délitaient sous mes cils,
Et les ors
Diffractés
Suspendaient leurs poussières aux gestes hystériques d’orchidées
Dyslexiques.

Sublimation bleue.
Définitive.

Précipités d’éther.

Les couleurs de l’essence idolâtraient ma fugue - tu vivais dans la flûte qui barrait mes foulées,
Tu
Vivais
Dans les hallucinations boréales qui étoilaient mon front.

Diadème anonyme – incrusté de pamphlets.

Et de joutes crayeuses.

Précipités d’éther.

Nos cœurs.
Nos cœurs abrutis d’eau.
Je
Les
Sentais
Se
Battre.

Ton étendue violette, dans mon sillage ; ce diamant absolu pleure encore en mon sein ses improbables symphonies.



Lycanthropes.



Ethernelles.




17 décembre 2007

(I'm Only Bleeding)

C’était encore la même chose. Cette sphère de plomb sur mon diaphragme, et les larmes que je ne pleurais pas dissipaient sur les rails un bruit de fer mouillé. Les trains ne roulent pas, tu sais. Ils glissent. Dans un murmure de futur. Ça se conjugue toujours au futur compliqué, le mouvement du fer sur le fer. Même quand ça ramène les lambeaux de tes tripes vers un passé inexorable. Même quand t’es pas assis dans le sens de la marche. Les roues des trains sont des fleurets.

Au fond, pas plus que moi tu ne t’es offert, tu as juste un peu mieux fait semblant. Et puis ce cri de « Qu’est-ce que tu ressens ? » auquel je n’ai pas su répondre. Alors qu'une herse invisible me labourait les entrailles. T’as même pas vu que j’avais juste mal, que j’étais terrorisée comme une gamine par ces mots que tu voulais que je crache. Tu m’as fracassé le front contre un miroir et j’arrive pas à retirer les morceaux de verre. T’as fait ça distraitement, de la main gauche, en regardant ailleurs. Parce que tu n’as pas vu mon sang, tu t'es donné le droit de croire que je ne saignais pas. Et cette putain d’hémorragie interne que t’as provoquée sans même t’en rendre compte, je suis juste en train de m’étouffer dedans.

Les paysages sifflaient derrière les vitres comme les idées derrière mes yeux. Sans que je ne puisse rien saisir. Des fleurs électriques sous les paupières. Comme un feu d'artifices minable dans un quartier de seconde zone. Les gens autour de moi n’étaient que des odeurs, et je leur en voulais, à mort, juste parce qu’ils étaient humains.

Y’a ces images de toi qui me reviennent, comme des flashbacks incontrôlables. Je sais pas pourquoi, c’est le restaurant que je revois le plus souvent. Quand tu prenais mes mains dans les tiennes en me disant que j’étais belle, pendant que le miroir derrière toi me hurlait le contraire. Et puis, immédiatement après, le quai de la gare. Le trajet entre les deux a disparu, ou presque, je sais même plus si il faisait nuit ou pas encore. Le quai de la gare, donc. La malice dans ton sourire quand tu me faisais tourner au dessus des rails. Ouais, je revois cette image, mes ballerines qui planent au-dessus de la voie ferrée, je la revois sans cesse, comme un arc de disque rayé. J’étais la danseuse du Petit Soldat de plomb.

Elle portait un tutu blanc, et dansait sur fond de musique folk. Mais ça fatigue, de lever haut la jambe, à la longue. Alors, j'ai déposé ma danseuse sur la voie de chemin de fer, bien au milieu, et j'ai laissé le train dissoudre sa silhouette résignée et un peu fière encore. Je l'ai laissée mourir dans une pluie de flocons diaphanes, que je fus la seule à entrevoir, avant que l'été ne l'absorbe.

Expiration

C’est mauvais de se mettre devant une page blanche et d’attendre que quelque chose vienne. Parce que si rien ne vient, on est juste condamné à fixer avec horreur l’immaculé de notre angoisse. Cette putain de page qui reste blanche, et toutes les saloperies noires qu’on voudrait cracher dessus qui restent bloquées dans notre tête par une barrière invisible. Et on les sent, on sent leur bruit mouillé et flasque quand on se secoue un peu, mais c’est comme quand on a bouffé un truc dégueu et qu’on n’arrive pas à le vomir, même en se mettant les dix doigts au fond de la gorge ; ou comme quand on a une sinusite carabinée et qu’on sent la pression de tous ces trucs crades entre nos deux yeux sans réussir à les expulser, même en soufflant très fort.

Frustration.

jeudi 10 juillet 2008

I

L’Apocalypse est grise. Sans le moindre reflet – ce n’est pas le gris de l’océan, ni celui du miroir, ni celui d’un regard. Elle est du gris de la poussière - elle n’a rien du noir de la peur ou du rouge de l’hémorragie. Elle n’est pas un déploiement passionné de fureur et de feu. L’Apocalypse est grise. Comme le Néant – qui n’est pas noir. Comme la Nausée. Comme un orage chargeant d’électricité une éternité de latence, portant à son comble la tension et le poids, mais n’explosant jamais. L’Apocalypse n’est pas l’instant étroit où le monde s’effondre, elle est le jamais éternel ; elle n’est pas le paroxysme de la douleur, mais l’absolu de son absence. Une orgie de béton, de métal et de fer. Une orgie sans passion.

Au commencement, donc, il y avait la fin. Au commencement, il y avait le Gris.

Les quatre cavaliers ? Ce sont des cavalières, brumeuses et voilées, allant toujours au pas et jamais au galop. Ce sont des cavalières, et voici leurs prénoms :

Atonie,

Apathie,

Ataraxie,

Anesthésie.

Voilà la conclusion de vingt et une années de vie, vingt et un ans qui m’ont enlisée dans cet engourdissement létal comme dans d’irrésistibles sables mouvants. Vingt et un ans et je suis morte, noyée sous des torrents de gris.

Le A est accentué de fin. Et toute reconstruction passe par une destruction méthodique de ce qu’il y avait avant. Je vais bâtir ma vie sur un désert de ruines.